IV

Le juge Ti se change en chef de bande ; il se rend compte qu’on lui demande de raser le paradis.

 

 

Dès que le jour eut percé entre les poutres vermoulues, les rescapés de l’orage émergèrent du temple en ruine comme des égarés après un naufrage, l’œil vague, les cheveux en bataille. Les nuages avaient été balayés par le vent et la route paraissait praticable. Le juge Ti ne voyait aucune raison de prolonger leur halte dans cet abri si accueillant. Il donna l’ordre de se replier vers les véhicules. Encore fallut-il attendre que dame Tsao ait récupéré le matériel dont elle s’était servi la veille. Elle en offrit une partie à leurs compagnons de nuitée, qu’elle prit le temps de saluer un à un, non sans leur recommander de venir les trouver, son mari et elle, à la résidence privée du gouverneur, au cas où ils auraient besoin de quelque chose, ce qui réjouit particulièrement le magistrat.

— Vous devriez sortir davantage, lui recommanda-t-il lorsqu’elle accepta enfin de se diriger vers le palanquin remis en état.

À la lumière naturelle, les mendiants n’étaient plus tout à fait aussi inquiétants que dans la pénombre, mais ils avaient l’air encore plus pouilleux.

— Devinez la bonne nouvelle ! dit dame Tsao en prenant place sur le siège rembourré de crin de cheval. Nos amis se rendent en ville, eux aussi. Ils nous feront escorte !

— Dites-leur de ne pas se déranger, marmonna Ti.

— Pensez-vous, c’est convenu.

Le convoi s’ébranla, précédé par des démunis qui tendaient la main aux paysans de rencontre et par des fous qui parlaient tout seuls, les membres agités de tics.

— On dit que les simples d’esprit conversent avec les dieux, rappela dame Tsao sur un ton pénétré.

Ti regrettait de ne pas voir le monde par les yeux de sa Troisième, qui avaient le don d’enjoliver toute chose. Il voulut ordonner de presser le train, mais les porteurs avaient du mal à progresser sur ce sol imbibé d’eau qui collait à leurs sandales de corde. L’avantage de la situation, c’était que les autres voyageurs s’écartaient encore plus vite qu’avant sur leur passage. Le mandarin imagina sans joie l’effet que produirait son apparition dans cet appareil. Le décorum officiel, avec ses bannières vertes flottant au vent, s’accordait mal de cette compagnie bigarrée. On risquait de prendre Ti pour un chef de bande qui se haussait du col.

Ils aperçurent bientôt, par-dessus les toits des faubourgs, la muraille qui ceinturait Xifu. Elle était en parfait état, signe d’une prospérité durable.

Par chance, les déments bifurquèrent à gauche dès qu’ils eurent franchi la porte monumentale surmontée d’une tour de guet. Alors que son palanquin s’engageait dans l’avenue principale, Ti les vit s’arrêter devant une demeure privée : ils avaient décidé d’assiéger quelqu’un d’autre. Ils devaient avoir là leurs habitudes, car le juge, dont le cortège était fort ralenti par les encombrements, eut le temps de voir deux serviteurs apporter une grosse marmite, signe que les quémandeurs étaient attendus. Les porteurs se remirent en marche alors qu’on remplissait les bols des vagabonds d’une sorte de bouillie de céréales certainement nourrissante à défaut d’être appétissante.

Madame Troisième se tordit sur son siège pour leur faire de grands gestes d’adieu, tandis que son mari remerciait intérieurement le dieu des fonctionnaires.

— Voilà ce que j’aime dans les voyages, dit dame Tsao, quand leurs amis furent hors de vue : on fait des rencontres inattendues.

— Oui, moi aussi, dit son mari, qui songeait à la rencontre inattendue qu’il allait faire d’un lit douillet dans l’appartement confortable d’un palais au luxe sans égal.

L’avenue était bordée de boutiques bien garnies, dont beaucoup proposaient des bijoux, des œuvres d’art et de coûteuses curiosités locales, parmi lesquelles les fameuses galettes de thé séché qui faisaient la richesse de la contrée. Les gens du cru étaient pour la plupart vêtus de robes de soie qui n’auraient pas détonné à la Cour.

Si Xifu était une délicieuse et florissante cité, la résidence de son gouverneur lui conférait des prétentions de capitale. Une fois parvenu au cœur de la riante bourgade, on restait sans voix devant ces constructions à la splendeur tout à fait hors du commun. Le domaine privé commençait par un vaste édifice de couleur bleue, posé au centre d’une esplanade dallée de pierre grise, comme un saphir sur un plateau d’argent. Des pavillons étaient distribués sur des terrasses à flanc de colline, comme si la demeure partait à la conquête des cieux. Des linteaux ornés de céramiques bleutées surplombaient des colonnettes et balustrades de bois rouge. Au-dessus des kiosques, un parc forestier couvrait le reste de l’éminence, et tout en haut se devinait un petit temple au toit recourbé. Madame Troisième en eut le souffle coupé.

— Eh bien, dit son mari, si le Fils du Ciel décide de se priver de mes services, je pourrai toujours postuler pour un emploi auprès du gouverneur d’ici. Je subodore que le dernier de ses valets est mieux pourvu que moi.

Le cortège franchit un portail monumental gardé par des soldats dont l’habit rouge était renforcé de pièces de métal. Ils arboraient un casque rutilant et une lance dont le large fer était si bien briqué qu’on pouvait s’y mirer. Le personnel accueillit les voyageurs au cri de : « Bienvenue dans le jardin des Immortels ! »

« Bienvenue dans le jardin des innocents, plutôt », se dit Ti. Il fallait être niais pour imaginer que pareille construction serait tolérée par les autorités métropolitaines. Il eut besoin d’un moment pour comprendre que les « Avez-vous pris le thé ? » qu’il entendait de toutes parts étaient la façon locale de dire bonjour. Dès sa sortie du palanquin, il fut pris en charge par les notables en liesse, tandis que sa Troisième était littéralement happée par leurs épouses en liesse.

An Ji, premier secrétaire de Son Excellence, était vêtu d’une robe de soie d’un bleu mordoré que Ti aurait pu porter à son mariage, pour toutes les circonstances officielles de son métier, et même à son enterrement. Selon le fidèle second, son maître s’était abstenu de se présenter en personne pour ne pas l’indisposer.

— Son Excellence a pensé que Votre Seigneurie voudrait se mettre à son avantage avant de faire connaissance.

Jamais on n’avait fait sentir aussi nettement au mandarin qu’il était sale et mal habillé. Ses vêtements avaient pâti de la pluie, de la boue et de la nuit dans le hangar aux mendiants. Tandis que les femmes s’occupaient de sa Troisième, on le conduisit au pavillon des hôtes de marque.

À peine eut-il mis le pied dans ses appartements qu’une armée de valets se jeta sur lui comme des abeilles sur un fruit blet. Déshabillé, décrassé, oint, il fut l’objet d’un nombre infini de manipulations qu’il n’avait pas sollicitées. On massa son cuir chevelu avec des pâtes aromatiques, on démêla cheveux et barbe à l’aide d’un peigne en ivoire, on enduisit l’ornement de son menton d’onguents qui rendirent les poils lisses, souples et brillants, si bien qu’il parut n’avoir arboré jusqu’à ce jour qu’une masse informe de crin pailleux. Il savait désormais ce que ressentait le dieu de la Fortune, assailli par mille paires de mains, le jour de l’an, parce que son contact assurait douze mois d’abondance aux fidèles empressés.

Ces travaux furent accomplis sous la direction du secrétaire, homme sec d’une quarantaine d’années, qui veilla à ce que le rythme des serviteurs ne ralentisse pas avant que l’hôte privilégié n’ait pris l’apparence d’un seigneur digne d’être reçu. À voir sa mine sévère, marquée par la fatigue et les inquiétudes, dont les yeux vifs suivaient néanmoins chaque geste et repéraient la moindre approximation, Ti devina que ce subordonné avait les nerfs solides et que ceux-ci avaient été mis à rude épreuve ces derniers temps.

Lorsque s’achevèrent massages et coiffure, Ti nota chez cet An Ji un comportement curieux. Il eut la conviction que le secrétaire n’avait renvoyé les domestiques que pour rester seul avec lui. Il espéra que les coutumes locales ne prévoyaient pas de se jeter au cou des invités pour des ébats généralement réprouvés par la morale – et que son dos malmené par le trajet lui interdisait de toute façon pour les deux jours à venir. Il saisit discrètement un éventail solide afin de dresser un obstacle entre ce zélé serviteur et sa personne.

Après s’être approché plus près que Ti ne l’aurait souhaité, le secrétaire s’adressa à lui avec des airs de conspirateur, tout bas, sans cesser de fixer la porte close :

— C’est moi qui ai eu l’honneur d’avertir votre supérieur de ce qui se passe ici. J’espérais bien son aide.

Ses arguments étaient d’ordre généalogique. Le seigneur K’iu Sinfu était un cousin au troisième degré du gouverneur voisin. Le grand-père de ce dernier avait épousé en secondes noces la veuve d’un oncle de K’iu, qui avait eu cinq fils. Un lien si étroit et si évident n’était pas à négliger. Il serait souligné par les ministres, en cas de disgrâce, et plaçait par conséquent les intérêts de Leurs Excellences dans la même jonque.

Ti exerçait la magistrature depuis plusieurs années, il saisit aussitôt la nature du problème. Le code des Tang avait consacré la notion de faute collective. Les sanctions des crimes les plus graves – et celui de lèse-majesté n’avait pas d’équivalent – s’appliquaient au clan tout entier, esclaves compris. Si le gouverneur qui l’avait envoyé à Xifu tenait à faire démolir cette bâtisse, c’était dans l’espoir de sauver sa propre tête et celles de toute la parentèle.

An Ji s’interrompit. Il avait entendu un bruit sur la promenade qui reliait les pavillons d’une même terrasse. Il ouvrit brusquement la porte et découvrit deux serviteurs venus voir si Sa Seigneurie était prête à paraître au banquet donné en son honneur.

Ti acheva de s’habiller et suivit les domestiques vers la salle des réceptions.

Depuis ces hauteurs, on dominait toute la cité. Au loin, l’horizon était barré par des montagnes aux cimes encore enneigées malgré la douceur de l’air qui annonçait le printemps.

— Voilà une jolie petite ville, parfaite pour se reposer quelques jours, murmura le mandarin.

Il aurait bien aimé que le dieu local lui souffle un argument capable de convaincre son hôte de raser pareille splendeur.

 

Thé vert et arsenic
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